ÉDITO
Comme une machine
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Si Jacques-Alain Miller épingle comme l’imaginaire contemporain, « aimer être traité comme une machine»[1], se penser machine n’est plus une chimère aujourd’hui. Ainsi, la start-up Neuralink propose la puce cérébrale Telepathy[2], une Interface Cerveau-Machine (ICM), soit un système impliquant « une liaison directe entre le cerveau et un ordinateur »[3], implantée avec un relatif succès sur un homme tétraplégique en janvier 2024. Les applications envisagées pour le moment sont thérapeutiques mais l’espoir sous-tendu est bien celui d’améliorer l’intelligence humaine. Ces aspirations d’un homme augmenté repoussent toujours plus la question de la finitude humaine, or Lacan nous interroge : « Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir […] Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? »[4].
Se penser machine vise à faire fi de la jouissance qui parasite l’être humain, non sans conséquence sur le sentiment de la vie. C’est ce que nous démontre Solenne Leblanc, dans son texte « Incomparable ».
Dans la Série Turing, Maxime Annequin éclaire comment le projet transhumaniste de Raymond Kurzweil est la réponse à une perte irrémédiable.
Alexandre Gouthière nous plonge dans l’étonnante expérience d’un corps immergé dans l’exposition Artificial Dreams.
Enfin, dans le Décodeur, Isabelle Buillit nous éclaire sur ce que sont les réseaux de neurones artificiels.
Une bonne nouvelle pour terminer, les inscriptions au titre de la Formation Médicale Continue et de la Formation Permanente sont ouvertes ! À faire circuler dans vos institutions et réseaux.
Si vous n’êtes pas encore inscrit(e), n’hésitez pas à le faire promptement avant de partir en vacances !
À très bientôt pour notre numéro « Hors-série de l’été »,
Élise Rocheteau
Co-responsable de la Newsletter du Forum Campus psy 2024
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[1]Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, no 98, mars 2018, p. 112.
[2] Neuralink est une startup lancée en 2016, cofondée par Elon Musk. Cf. https://www.nationalgeographic.fr/sciences/implant-transhumanisme-neurosciences-la-puce-cerebrale-neuralink-elon-musk-pose-des-problemes-ethiques
[3] « Interface cerveau-machine, agir par la pensée », site de l’INSERM, septembre 2015, consultable en ligne à l’adresse. https://www.inserm.fr/dossier/interface-cerveau-machine-icm/
[4] Lacan J., « Confe?rence de Louvain », La Cause du de?sir, no 96, juin 2017, p. 11.
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Orientation
« Incomparable »[1]
Solenne Leblanc
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De cette interprétation de la souffrance, découle l’entrain pour les applis portées sur la psychologie de l’Étudiant – ici pris comme masse –, inventées et financées pour « surmonter une crise suicidaire »[3], « lister des facteurs prédictifs », ou « créer de nouveaux questionnaires ». L’Étudiant en détresse n’aurait plus qu’à se laisser glisser dans le drap du lit fait pour lui de la suggestion. La réponse apportée est basée sur le « comparable »[4] : « le chiffre de la quantification […] est la garantie de l’être »[5].
Seulement, « les faits sont têtus »[6] et la jouissance insiste. « Le sujet, l’objet petit a et le signifiant unaire sont autant de termes qui ne trouvent pas à s’inscrire dans [le] monde »[7]. La réponse ainsi obtenue est un énoncé de plus qui ne comble pas le manque-à-être du sujet.
Alors, comment rester un interlocuteur digne de ce nom auprès de la jeune génération ? En s’orientant de J.-A. Miller, c’est-à-dire en accueillant « l’homme contemporain [qui] aime à s’imaginer être une machine »[8]. « Imaginer », « se prendre pour », « aimer être traité comme »[9] n’équivaut pas à être, car une donnée fondamentale y est refusée : « Le fantasme neuro- se fracasse sur le corps jouissant »[10], nous dit Laurent Dupont.
On peut attendre d’un psychanalyste qu’il fasse passer l’incomparable de celui qui vient lui parler avant toute considération idéologique ou toute convenance personnelle. Et, les étudiants, même très déboussolés, ne s’y trompent pas. Car, contrairement aux applis pour lesquelles la langue n’est faite que d’énoncés, la psychanalyse ne méconnaît pas la langue comme matériau et instrument de jouissance. Elle vise l’énonciation du sujet et fait « résonner ce qui du corps se fait entendre »[11]. Cela a la vertu de redonner vide et vie à la cause qui fait souffrir le sujet.
À ce jour, aucune IA n’est venue me demander une consultation. Mais si cela devait advenir, je lui dirais : « Oui, en “présence réelle” ! »[12]
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[1] C’est le terme choisi par une étudiante pour qualifier la qualité de l’accueil qui lui a été fait dans notre service.
[2] Cf. Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, no 98, mars 2018, p. 112.
[3] Termes trouvés sur les applis « Hop ma liste », « Elios », « Cuidam », etc.
[4] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », op. cit., p. 114.
[5]Ibid., p. 115.
[6] Lenine V., « Lettre aux camarades », écrite le 17 octobre 1917 et publiée dans le Journal Rabotchi Pout, disponible en ligne.
[7] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », op. cit., p. 116.
[8] Ibid., p. 112.
[9]Ibid.
[10] Dupont L., « Vérité, fake et certitude », Campus de l’ECF, enseignement du 13 février 2023, inédit.
[11] Ibid.
[12] Miller J.-A., « Le divan. XX1e siècle. Demain la mondialisation des divans ? Vers le corps portable », Libération, 3 juillet 1999, disponible en ligne.
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Série Turing
Le mind-uploading de Raymond Kurzweil[1]
Maxime Annequin
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Âgé de 76 ans, Raymond Kurzweil est l’actuel chef de l’ingénierie de la firme Google. Si son projet transhumaniste – éradiquer la mort – est largement partagé chez les tenants de la Silicon Valley, il prend chez cet ingénieur la tonalité d’une solution symptomatique.
Marqué par le décès tragique de son père, Kurzweil fait de la mort un échec personnel, un insupportable qu’il loge au champ du savoir scientifique : « La mort […] est une perte abyssale de liens, de connaissances, de compétence et de sens. […] Je ne l’accepte pas »[2]. S’appuyant sur ses propres travaux qui prédisent le dépassement de l’intelligence humaine par l’IA, il suppose qu’elle pourrait créer « une réplique très proche d’une véritable personne, basée sur les informations que nous avons sur elle »[3]. À cet égard, Kurzweil précise qu’il conserve, depuis la mort de son père, l’intégralité de ce qui lui appartenait : « J’ai toutes ses lettres, toute sa musique, tous ses documents, toutes ses factures d’électricité, toutes ses affaires. Je compte bien ramener mon père »[4].
Dès 1917, Freud note combien, face au deuil, le mélancolique peut savoir « sans doute qui il a perdu, mais non ce qu’il a perdu en cette personne »4. C’est donc le caractère spécifiquement occulte de la perte mélancolique qui empêche le sujet de se séparer de son objet[6], précipitant son inévitable retour. Kurzweil témoigne précisément de cette répétition énigmatique : « la mort […] est une si profonde sensation de tristesse et de solitude que je ne peux la supporter. Alors je recommence a? penser a? comment je ne vais pas mourir »[7].
L’impossibilité du traitement de la perte l’amène, plutôt que de répondre à l’énigme, à en viser la suppression au prix d’un réductionnisme forcené : d’un corps conçu comme un hardware à l’obsolescence programmée, l’esprit se voit logiquement réduit à n’être qu’un simple agrégat de données – un software. Le mind-uploading souhaité par Kurzweil confirme ainsi l’intuition de Lacan quant aux conséquences des possibilités technologiques à venir qui « permettr[ont] peut-être bientôt l’entretien artificiel de certains sujets dans un état dont nous ne saurons plus dire s’il est la vie, s’il est la mort »[8].
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[1] Cf. Annequin M., Dumoulin Q., Hamon R., « Raymond Kurzweil : Deuil ou technologies », Cliniques méditerranéennes, vol. 106, n°2, 2022, p. 155-167.
[2] Kurzweil R., cité par Ptolemy B. (producteur, réalisateur), A Transcendent Man, États-Unis, Ptolemaic Productions, 83 min.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Freud S., « Deuil et mélancolie », in Œuvres Complètes, t. XIII, 2005, p. 149.
[6] Là où le deuil sépare de l’objet perdu, celui-ci retombe sans cesse sur le Moi dans la mélancolie.
[7] Ptolemy B., op. cit.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 364.
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I.Art
Rêver via la machine
Alexandre Gouthière
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L’exposition Artificial Dreams[1], qui s’est tenue à Paris, au Grand Palais Immersif, nous donne un aperçu saisissant du monde qu’ouvre l’intelligence artificielle dans le domaine de la création artistique. Dès l’entrée, une projection immersive spectaculaire nous plonge dans un univers sensoriel captivant, dérangeant aussi. Les images, les sons, nous font entrer dans une dimension dont il est difficile de cerner les contours. « Rêves artificiels », où l’idée que l’on se fait des limites de la réalité est ébranlée.
On expérimente des dispositifs. Dans « The Confessionnal »[2], une caméra vous filme, tandis que vous lisez l’avis qu’une IA donne sur vous. Des scénarios surréalistes sont alors fabriqués avec ces données et affichés à votre sortie. Auparavant, un dispositif vous a permis de photographier votre avatar, qui se retrouve parmi ceux des autres visiteurs sur écran géant, flottants tels des corps en apesanteur et composant une nouvelle projection dynamique aux allures de ballet poissonneux. « Expérience surréelle » donc, où l’on devient soi-même une œuvre exposée.
On s’interroge sur la démarche des artistes[3], dont on peut lire le désir de représenter la complexité du monde quantique pour l’un ; de produire des « formes de vie sonore » à partir de sons de la nature pour l’autre ; de réinventer le concept de matière organique ou encore d’explorer la relation entre IA et mémoire – via une réinvention de l’histoire de la mode de Tokyo, où personnages et urbanisme se remodèlent à l’infini, sans jamais se fixer.
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[1] Cf. Site internet du Grand Palais Immersif, consultable en ligne à l’adresse https://grandpalais-immersif.fr/agenda/evenement/artificial-dreams
[2] Dispositif conçu par le duo Mots – AI & Me, composé de Daniela Nedovescu, écrivaine et productrice, et d’Octavian Mot, plasticien et réalisateur. À deux, ils créent des installations multimédias interactives et construisent des machines qui interagissent avec le public.
[3] Cf. Casting d’Artificial Dreams, consultable en ligne à l’adresse https://grandpalais-immersif.fr/actualite/decouvrez-le-casting-dartificial-dreams
[4] Breton A., Introduction au discours sur le peu de réalité, Paris, Gallimard, 1927.
[5] Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 96.
[6] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 15 janvier 1992, inédit.
[7] Ibid.
[8] Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 159.
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Décodeur
Réseaux de neurones artificiels
Isabelle Buillit
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Les réseaux de neurones artificiels sont des algorithmes d’apprentissage automatique. Ils cherchent à imiter les vrais neurones : perception d’un signal, transmission au-dessus d’un seuil, poids synaptique[1] et organisation en réseau.
Longtemps ces dispositifs ont buté sur l’impossibilité de traiter des problèmes non linéaires, les mathématiques ne parvenant pas à modéliser le fonctionnement des neurones[2]. Mais dans les années 2000, avec l’augmentation considérable de couches de « neurones artificiels » désormais organisés en réseaux, ils deviennent très efficients.
Les champs d’application sont vastes : prévisions météorologiques, diagnostics médicaux, reconnaissance de caractères, de signature, de visages… mais aussi traitement de la parole. C’est ce qui a permis de générer des textes et de concevoir des agents conversationnels.
Malgré ce terme de neurones, l’IA ne cherche pas à imiter l’intelligence humaine, affirme le philosophe et physicien Alexei Grinbaum[3]. La machine donne la réponse attendue et donc nous avons tendance à penser qu’elle reproduit le fonctionnement humain, mais le chemin qu’elle emprunte est différent. Philip K. Dick avait anticipé cette analogie avec humour, en 1966, avec le titre de son roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?[4], plus connu sous le nom de Blade Runner.
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[1] Selon les situations, certains neurones sont activés tandis que d’autres restent inactifs.
[2] Cette notion de non linéarité est d’un abord difficile. On peut néanmoins l’illustrer par quelques exemples : le fonctionnement d’un circuit électrique ou le mouvement d’une roue sont des systèmes dont le comportement est linéaire : on peut décomposer la réponse du problème posé en plusieurs fonctions simples qui, par exemple, dans le cas de la roue, peuvent s’additionner (rotation plus translation). Ce n’est pas le cas de la circulation atmosphérique ou encore de la relativité générale qui répondent quant à elles de façon non linéaire aux problèmes posés.
[3] Grinbaum A., « Parler avec les machines », Études, revue de culture contemporaine, septembre 2023, disponible en ligne https://www.revue-etudes.com/article/parler-avec-les-machines/26324
[4] Dick P. K., Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Paris, Champ libre, 1976.
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Les images de cette Newsletter ont été réalisées avec l’IA.
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