ÉDITO
Les algorithmes et la parole
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« L’acte analytique au sens de Lacan […] consiste à poser que l’association sans loi répond à un algorithme. »[1]
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Le « et » du sous-titre du prochain Forum Campus psy, « Les algorithmes et la parole », laisse entendre qu’ils ne sont pas nécessairement exclusifs. Lacan se sert d’ailleurs du concept d’algorithme dans son Séminaire. Jacques-Alain Miller le souligne dans son article « Algorithme de la psychanalyse », auquel Fabian Fajnwaks nous introduit. [2]
En quoi cet algorithme diffère-t-il de ceux de l’IA ? Avec les chatbots, notons que c’est un Traitement automatique du Langage Naturel[3] qui permet de générer une réponse. Que devient la parole quand un langage mathématique semble produire un savoir universaliste, résorbant le malentendu ? Zoom vient d’ailleurs d’annoncer que votre clone pourra bientôt parler à votre place lors de vos visioconférences, « pendant que vous êtes à la plage »[4].
Si certains font de la parole un algorithme transposable dans une machine, on peut interroger ce qui anime les humains qui sont aux manettes. Pour en avoir un aperçu, suivons Cécile Wojnarowski sur les traces d’Alan Turing, mathématicien et cryptologue britannique, brillant précurseur de l’IA.
Le « Test de Turing » est justement repris dans le film Ex-Machina, avec lequel il s’agit de savoir si la machine peut se faire passer pour un humain. Damien Botté en propose une lecture, éclairant cette proposition de Lacan : « il s’agit […] de savoir si l’humain […] est si humain que ça ». [5]
Finalement, qu’est-ce qu’un algorithme ? Pour le décrypter, Gaëlle Terrien met en tension la langue algorithmique et la parole analysante.
Et pour en savoir plus, rendez-vous le 12 octobre !
Promptement vôtre,
Sarah Camous-Marquis et Élise Rocheteau
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[1] Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, no 16, automne 1978, p. 20.
[2] Ibid.
[3] Ou NLP : Natural Language Processing soit « un domaine multidisciplinaire impliquant la linguistique, l’informatique et l’intelligence artificielle. » (Définition CNIL)
[4]https://www.numerama.com/tech/1753790-un-clone-de-vous-en-reunion-pendant-que-vous-etes-a-la-plage-cest-le-reve-du-pdg-de-zoom.html
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 367.
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Orientation
Le désir de s’imaginer machine
Fabian Fajnwaks
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Dans son article « Algorithmes de la psychanalyse »[1], Jacques-Alain Miller indiquait en 1978 combien Jacques Lacan s’était servi dans son enseignement des algorithmes pour sérier les phénomènes qui ont lieu dans une analyse. Depuis « La lettre volée » jusqu’au signe linguistique saussurien, il nomme algorithme la superposition du signifiant sur le signifié produisant invariablement la division de n’importe quel signe linguistique, donnant par cette division la clé de l’interprétation à travers l’équivoque.
Dans ce beau texte, J.-A. Miller évoquait aussi un autre algorithme, celui du transfert, présent dans la « Proposition du 9 octobre 1967 »[2] traduisant la sériation qui peut se dégager de la lecture du texte inconscient dans la rencontre avec l’analyste. Cet algorithme permet de passer de la séquence lawless, présente dans le principe de l’association libre et des signifiants en principe non articulés, à une séquence lawlike, où la loi en question est dictée par l’algorithme du transfert. Cet algorithme donne la combinatoire qui réunit des signifiants épars dans l’Autre, en déclinant la chaîne de l’association libre qui permet de dégager dans l’après-coup la loi qui n’est autre que celle que la séquence même constitue.
J.-A. Miller n’hésitait pas alors à défendre l’idée qu’il pourrait y avoir aussi bien un algorithme de la passe, c’est-à-dire un algorithme de la fin de l’analyse. C’est ce qu’il a développé brillamment le 11 juin 2022 dans la présentation de son livre, Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, en appliquant le modèle de la machine de Turing – modèle à l’origine de nos actuels ordinateurs – au processus d’une analyse[3]. Cet algorithme que l’analysant produit à la fin d’une analyse permet de vérifier l’arrêt de la série présente dans ce qui animait ses symptômes via la répétition. Elle est vérifiée par les passeurs et transmis à la commission de la passe.
Alan Turing a aussi formulé le test de Turing, qui est à l’origine de nos Intelligences Artificielles contemporaines. Dans son article de 1950 « Computing Machinery and Intelligence »[4], il imagine le cas où une intelligence artificielle pourrait être confondue avec l’intelligence humaine. Pour répondre à la question « une machine peut-elle penser ? », il propose le test suivant : un être humain va dialoguer avec deux interlocuteurs tout en sachant que l’un des deux est une machine. Après cinq minutes de conversation, l’homme doit réussir à déterminer lequel des deux est une IA. L’objectif de la machine n’est pas forcément de répondre correctement aux questions, mais de tromper l’interlocuteur humain en répondant de la manière la plus humaine possible. Turing imagine différents usages de la machine : résolution des problèmes mathématiques, la possibilité de jouer aux échecs, et de gagner – ce que Deep blue a réussi en 1990 contre Kasparov – ou de traiter un ensemble d’informations qui y seraient enregistrées. L’IA est née.
Alors un certain nombre de questions qui interpellent la psychanalyse se posent : si les algorithmes en jeu dans l’IA constituent un langage numérique, s’agit-il pour autant d’un savoir au sens que Lacan donne à ce terme, ou plutôt d’un codage ? Quelle portée donner au terme même d’intelligence, alors que l’on sait que Lacan lui-même le critiquait déjà ? Les algorithmes génératifs présents dans les IA auto-supervisées peuvent-ils apprendre réellement dans la mesure où ils ne connaissent pas l’erreur, terme fondamental dans l’expérience analytique ? Faut-il à ce niveau différencier l’ordre du signifiant, du signe et du code ? Comment interpréter le désir des êtres parlants de céder des opérations, sinon des décisions, à des algorithmes, et finalement, de se désirer machine ?
Venez discuter de ces questions au Campus psy à Rennes le 12 octobre !
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[1] Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, no 16, automne 1978, p. 15-24.
[2] Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248.
[3] La démonstration est disponible en ligne sur Lacan web Télévision, « Comment se passent les analyses », 11 juin 2022.
[4] Cet article est disponible en ligne.
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Série Turing
Vie et œuvre d’Alan Turing
Cécile Wojnarowski
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Si le nom d’Alan Turing est associé à la naissance de l’ordinateur, nous pouvons ici affirmer que sa vie et son œuvre furent intimement liés. Enfant, il se passionne très tôt pour les sciences et lit Merveilles de la nature que tout enfant doit connaître[1], dans lequel l’auteur présente le corps humain comme une machine complexe. Solitaire et peu adapté à la vie en société, il rencontre son premier amour en la personne de Christopher Morcom, avec qui il partage les mêmes intérêts. La mort de celui-ci est un terrible choc et conduit Turing à s’interroger sur le lien entre l’esprit et la matière (entre le hardware et le software, si l’on prend la terminologie informatique). Il se voue alors à devenir le mathématicien et chercheur qu’aurait voulu être Christopher.
Un article publié en 1936 participe à la notoriété de Turing. Dans « Théorie des nombres calculables suivie d’une application au problème de la décision »[2], Turing répond à la question de la décidabilité posée par David Hilbert, qui est de savoir s’il existe « un procédé mécanique permettant de déterminer [au bout d’un temps fini] si une proposition mathématique [est] démontrable ou non ? »[3] Turing répond par la négative et définit ainsi la calculabilité : « un nombre est calculable si sa représentation décimale peut être écrite par une machine »[4]. C’est ce qui le met sur la voie de la machine abstraite, dite machine de Turing. Celle-ci s’attache à résoudre les problèmes dont la solution correspond à un algorithme, avec un nombre d’étapes défini à l’avance. Et Turing pousse à l’extrême la comparaison entre la machine et le calculateur humain du fait de la nature logique de l’action de calculer, pouvant tout à fait être dupliquée.
En 1950, Turing publie un article particulièrement remarqué, qui marque les débuts de l’intelligence artificielle. Dans « Les ordinateurs et l’intelligence »[5], à la question de savoir si la machine peut penser, il répond que la question est absurde, car il s’agirait que la machine ait conscience de penser – la formule de Lacan est que la machine ne pense pas plus que nous ne pensons, ou qu’elle pense ce qu’on lui dit de penser. Turing retient alors le principe de l’imitation, la machine devant imiter le fonctionnement d’un être humain et conçoit alors le fameux test de Turing, présenté dans ce numéro.
Par ailleurs, sa pratique intensive de la course à pied vise à réfréner ses exigences libidinales. Une castration chimique lui est imposée après la condamnation de son homosexualité[6]. Accident ou suicide, Turing meurt à l’âge de quarante et un ans en mangeant une pomme trempée dans du cyanure. Nous pouvons faire l’hypothèse que Turing rêvait d’une existence qui serait pur esprit sans les embarras du corps, question d’actualité pour notre prochain Forum Campus psy.
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[1] Tenney Brewster E., Natural wonders every child should know, New York, Doubleday, Doran & Company, 1912.
[2] Turing A., Girard J.-Y., « Théorie des nombres calculables suivie d’une application au problème de la décision », in La Machine de Turing, Paris, Seuil, 1995, p. 47-104.
[3] Hodges A., Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Paris, Payot, 1988, p. 88.
[4] Turing A., Girard J.-Y., « Théorie des nombres calculables suivie d’une application au problème de la décision », op. cit., p. 49.
[5] Turing A., Girard J.-Y., « Les ordinateurs et l’intelligence », in La Machine de Turing, op. cit., p. 133-175.
[6] Il obtient le pardon de la reine d’Angleterre en 2013, à titre posthume. En effet, les talents de cryptologie de Turing, mis au service du gouvernement britannique durant la Seconde Guerre mondiale permirent de casser le code de la machine Enigma et de raccourcir la guerre de deux années. Enigma servait à l’Allemagne nazie pour communiquer par messages-radio chiffrés.
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I.Art
Insconscient artificiel ?
Damien Botté
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Dans le film de science-fiction Ex Machina[1], Nathan, PDG de BlueBook, invite Caleb, l’un de ses meilleurs codeurs, à passer une semaine dans sa maison-laboratoire pour lui dévoiler sa nouvelle découverte révolutionnaire : Ava, une Intelligence Artificielle de dernière génération qui présente un corps humanoïde féminin. Nathan lui demande alors de lui faire passer une forme de test de Turing, validé si et seulement si Caleb, en dialoguant avec Ava, finit par ne plus faire de différence entre elle et un humain, soit si cette IA présente une conscience d’elle-même. Ava, se sachant testée, emploie toutes les formes humaines d’émotions et de sentiments tels que l’humour, la séduction, l’attrait sexuel, la dissimulation et le faire-semblant. Il en va de sa survie. Ava, angoissée, comprend très bien que si ce test n’est pas validé, son intelligence et sa conscience artificielles seront écrasées, afin d’innover une version plus élaborée.
Au-delà de l’intelligence et même de la conscience, ce qu’il y a de plus humain en nous, c’est le langage, qu’Ava possède parfaitement. Mais sa langue artificielle ne trébuche jamais, pas de lapsus, bien qu’elle semble percevoir l’équivoque dans la langue de Caleb, jusqu’à réussir à le diviser. Nous observons même une forme de test de Turing inversé, où Caleb, perdu, angoissé, ne sait même plus s’il est humain ou robot ! C’est donc autant un film sur l’IA que sur la complexité de l’esprit humain.
Finalement, ce qu’il y a de plus humain chez Ava, c’est qu’elle apparaît pourvue de ce que Freud appelait des pulsions d’auto-conservation et des pulsions de destruction. Qu’y a-t-il de plus humain que de tuer pour survivre, comme l’atteste Freud[2] dans sa conversation avec Einstein ? En ce sens, le test est réussi.
Aujourd’hui, dix ans après la sortie de ce film, une bataille se joue dans les grandes sociétés élaborant des IA. Certains de ses hauts dirigeants prônent la prudence pour ne pas perdre le contrôle de leurs systèmes d’IA autonomes[3], alors que d’autres, portés par le discours capitaliste et scientifique veulent innover au plus vite.
Alors ? Ex Machina, film de science-fiction ou film d’anticipation ?
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[1] Film britannique écrit et réalisé par Alex Garland (2014).
[2] Cf. « Pourquoi la guerre ? – Réponse de Sigmund Freud à Albert Einstein » (traduction de B. Briod), in Belilos M. (s/dir), Freud et la Guerre, Paris, Édition Michel de Maule, 2011, p. 51-69.
[3] « Des salariés d’OpenAI alertent sur la perte de contrôle de systèmes d’IA autonomes », La Tribune, 5 juin 24, disponible sur internet..
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Décodeur
Algorithmes
Gaëlle Terrien
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Le terme « algorithme » est issu du nom du mathématicien Al-Khwârizmî[1], qui a introduit la numération décimale en Occident et enseigné les règles arithmétiques associées.
Selon la CNIL[2], un algorithme est « la description d’une suite d’étapes permettant d’obtenir un résultat à partir d’éléments fournis en entrée », ce qui va de la recette de cuisine à l’Intelligence Artificielle.
Les algorithmes de l’IA, exprimés dans un langage informatique, font partie de notre quotidien. Ils sont variés et leurs objectifs aussi ; anticiper l’objet dont vous avez besoin, le prochain mot de votre phrase, répondre à votre quête de savoir, etc. Répondre à tout, et pour tous.
Mais l’être parlant ne parle pas à partir d’une combinaison de mots prévus à l’avance : les mots manquent ou surgissent par surprise, le résultat en est souvent inattendu. À rebours de l’IA, parler à l’analyste implique de prendre la responsabilité de son dire et de consentir au fait que l’analyste – supposé savoir – n’ait rien à enseigner. Quant à l’interprétation de l’analyste, « de l’un à l’un »3, elle ne peut se massifier : le savoir produit révèle l’analysant à nul autre pareil !
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[1] Mathématicien persan du 9e siècle.
[2] La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a été créée par la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978.
[3] Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, n° 16, automne 1978, p. 17.
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Les images de cette Newsletter ont été réalisées avec l’IA.
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