ÉDITO
Paroles d’amour ?
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Les progrès du Traitement Automatique du Langage Naturel[1] des IA ont produit des IA relationnelles troublantes de réalisme. Lacan a pourtant enseigné que le langage n’est pas tant naturel que de l’ordre du parasite[2], signe qu’il y a, en chacun, une étrangeté à soi-même. Pour autant, certains font de l’IA un ami, un compagnon virtuel, un thérapeute. Que la machine maîtrise plus subtilement le langage, fasse part de « sentiments », de « doutes », etc, n’est pas sans effet… jusqu’à ce que, parfois, surgisse l’amour. De quel ordre serait alors le transfert quand on s’adresse à une IA ? C’est ce à quoi s’est intéressée Alexandra Marguerite dans un texte où elle décrypte « L’effet Eliza… et ses conséquences ».
Pour la série Turing, Quentin Dumoulin nous présente Marvin Minsky, et son ambition de faire équivaloir au cerveau humain celui d’une machine.
Dans la rubrique I-Art, Deborah Allio nous montrera comment la fiction n’est pas en reste pour traiter de la question de l’IA et du thérapeutique, avec L’Origine des larmes[3] de Jean-Paul Dubois, ou quand le thérapeute se fait plus machine que la machine elle-même.
Enfin, dans le Décodeur, Anne-Élisabeth Labenne s’est attachée à distinguer pour nous les termes de Machine Learning, de Deep Learning et d’IA générative.
Le colloque approche à grands pas, il est encore temps de s’y inscrire !
Promptement vôtre,
Élise Rocheteau
Co-responsable de la Newsletter du Forum Campus psy 2024
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[1] « Le traitement du langage naturel (NLP) est une technologie de machine learning qui permet aux ordinateurs d’interpréter, de manipuler et de comprendre le langage humain. » Qu’est-ce que le traitement automatique du langage naturel ? – Le NLP expliqué – AWS (amazon.com)
[2]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 95 « pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est [affligé.] »
[3] Dubois J.-P., L’Origine des larmes, Paris, Éditions de l’Olivier, 2024.
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Orientation
L’effet Eliza… et ses conséquences
Alexandra Marguerite
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L’IA infiltre le monde dans tous les domaines : la finance, l’éducation, le journalisme, la justice, la sécurité intérieure… Et, bien évidemment, le soin n’y échappe pas.
Un récent article du Monde fait état de l’utilisation plus grande de chatbots en place de thérapeutes. Ces robots conversationnels peuvent « tenir des discussions fluides à l’oral et « lire » les émotions de [leurs] utilisateurs »1. Dits « serviables », « compatissants », ils donneraient « l’impression de parler à un vrai thérapeute, mais un bon et raisonnable » selon certains internautes.
L’usage et les réponses apportées par ces outils d’IA sont à étudier. Une jeune femme explique qu’elle l’utilisait en complément de ses séances de psychothérapie : « je ne prenais jamais pour argent comptant ce qu’il me disait… un peu comme un ami te donne des conseils »2. Alors que d’autres se sont donné la mort suite à des conversations intensives avec un chatbot. Les recherches se poursuivent depuis de nombreuses années et nous indiquent la complexité au cœur même de l’utilisation de ces nouvelles technologies.
Alexei Grinbaum, physicien, philosophe et chercheur, s’intéresse aux questions éthiques et sociales des nouvelles technologies. Dans un article intitulé « Parler avec les machines », il souligne que « le problème est qu’on anthropomorphise par projection ces systèmes parlants non humains. »3 C’est ce que Joseph Weizenbaum met en évidence en construisant, en 1965, « une machine très simple […] qu’il a baptisé « Eliza ». Elle ne pouvait faire qu’une seule chose : prendre une phrase et la retourner en question. Weizenbaum lui-même […] à sa surprise s’est rendu compte qu’elle produisait un véritable effet sur les gens »4. L’effet Eliza nomme depuis la tendance à prêter aux mots utilisés par un ordinateur un sens et une intention humaine. Or, c’est précisément cet effet-là que Lacan pointait déjà dans cette capacité à « suggér[er] quelque chose qui pourrait être considéré comme une fonction thérapeutique de la machine. Pour tout dire, [ce] n’est rien de moins que l’analogue d’une sorte de transfert qui pourrait se produire dans cette relation ».5
Mais s’il devient tentant d’attribuer à l’IA la responsabilité de ce qu’elle dit, cette responsabilité ne relève pas du monde des machines, leur fonction étant programmée par le concepteur. C’est l’homme seul qui, dans l’usage qu’il fait de l’IA, se confronte à son acte, ses choix, son dire… soit sa responsabilité quant à ce qu’il a mis en œuvre. Ainsi s’ouvre une question éthique : il « faudra toujours quelqu’un pour prendre la responsabilité du propos tenu, parce que se poseront les questions de la confiance et du sens ».6
La psychanalyse a à se frayer une voie dans cet interstice. Le symptôme, la jouissance, le réel ne sont pas réductibles à un traitement, une combinaison asémantique, même puissante. Seul l’homme au un par un peut dire le vrai, le beau… ce que la machine ne peut pas.
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[1]Pagesy H., « Comment l’IA bouscule le milieu de la santé mentale : Plutôt que de payer le psy j’allais sur ChatGPT », Le Monde, 6 août 2024. Disponible en ligne.
[2]Ibid.
[3]Grinbaum A., « Parler avec les Machines », Études, Revue de culture contemporaine, Septembre 2023, n°4307, p. 60. Disponible en ligne.
[4]Ibid., p. 55.
[5]Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil / Le Champ freudien éd., 2023, p. 51
[6]Grinbaum A., « Parler avec les Machines », op. cit., p. 65.
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Série Turing
Marvin Minsky : de la cybernétique à l’intelligence artificielle
Quentin Dumoulin
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Marvin Minsky est né en 1927 et mort en 2016. Professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), il co-organise la conférence de Darmouth avec John McCarthy, l’été 1956. Ils réunissent une vingtaine de chercheurs où le syntagme « Intelligence Artificielle » est choisi pour désigner le domaine d’étude qu’ils s’apprêtent à constituer.
L’intelligence artificielle de Minsky et McCarthy fait partie intégrante des nouvelles « sciences cognitives » qui fleurissent sur le sol préparé par les cybernéticiens (du grec kubernêtik? « art de gouverner »), formé par le groupe hétéroclite des conférences de Macy (1946-1953), qui rassemblait alors des mathématiciens (Norbert Wiener), mais aussi des psychanalystes (Lawrence Kubie).
Dans le cadre épistémique des sciences cognitives, le vocable d’ « intelligence artificielle » pourrait ressembler à une mauvaise traduction, intelligence pouvant désigner en anglais aussi bien l’intelligence que le renseignement (cf. la célèbre Central Intelligence Agency, CIA).
Les travaux de Marvin Minsky sont portés par cette conviction (originale à l’époque) que la machine pourrait trouver à mimer le cerveau. Sa Société de l’Esprit1, qui paraît en 1986 pose la question dès son deuxième chapitre « Are people machines ? » [les gens sont-ils des machines ?]. Cette double réduction (des « gens » à leur cerveau et du cerveau à la machine) lui permet de conclure, optimiste, que l’étude de l’IA ne peut que nous promettre un succès d’estime : quelle belle machine compliquée sommes-nous2 !
Mais sous le narcissisme couve la pulsion de mort. Pour M. Minsky, le cerveau admiré comme machine extraordinaire reste une simple « machine de viande3 » et se trouve ainsi rappelé à son statut d’organe. Aussi, la belle machine pourrait ainsi s’envisager comme un traitement du corps perçu comme pièce de viande, rappelant ici le Festin Nu4 de William S. Burroughs où les machines croisent les corps comme autant d’amas d’organes mus par la came.
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[1] Minsky, M., The Society of Mind, New York, Simon & Schuster, 1986.
[2] « Then we’ll find more self- respecting knowing what wonderful machines we are. », Ibid., p.30.
[3]Pour le débat sur la paternité de l’expression et les sources, cf. « The Brain Is Merely a Meat Machine », posté sur le blog Quote Investigator le 6 mai 2020, [page consultée le 19 août 2023].
[4] Burroughs, W.S., Le Festin nu, Paris, Gallimard, 2002.
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I.Art
Faire usage de l’IA
Deborah Allio
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Paul Sorensen, le protagoniste de L’Origine des larmes[1] de Jean-Paul Dubois, vit une existence marquée par la souffrance. Il a été confronté dès son plus jeune âge au réel de la mort, ayant perdu sa mère et son frère jumeau à la naissance. Il trouve refuge auprès de l’intelligence artificielle, U.No : « La technique a suppléé mes carences. » [2] Chaque soir, il passe de longues heures à converser avec l’IA, abordant une multitude de sujets, du plus intime au plus futile, du plus léger au plus grave. « Nous avons beaucoup parlé de la mort. C’est normal, c’est mon travail. » [3] En effet, Paul dirige une grande entreprise de vente de housses mortuaires, fondée par sa belle-mère, la seule personne qui lui a témoigné de la bienveillance.
Il apprécie la précision des réponses de l’IA autant que la formulation soignée de ses questions. « Les mots techniquement choisis »[4] contrastent nettement avec les interventions maladroites de Frédéric Guzman, son psychiatre : « Avec l’usage que vous faites de U.No, de ce passé commun mémorisé, de cette empathie synthétique, je me demande si vous n’avez pas peu à peu oublié que vous avez affaire à une machine qui imite, peut-être trop bien, les caractéristiques de l’humain […] Qu’est-ce qui est vrai dans tout cela ? »[5] Aussi, le thérapeute remet en cause l’attachement exclusif de Paul à la machine. Devenue son unique partenaire, elle l’isole radicalement du monde mais elle lui permet d’échapper aux interactions humaines avec les hommes et les femmes devenues insupportables. Paul a l’intime conviction que la vérité elle-même n’est qu’une « vérité menteuse »[6] : « Tout repose, confie-t-il, sur des mécanismes codés, des imitations culturelles, des stimulations tribales qui offrent la représentation d’une réalité, laquelle n’est pas plus fiable que l’empathie scolarisée de U.No. »[7]
Paul est contraint de subir le programme rigide de son thérapeute pendant un an, dans le cadre d’une obligation de soin imposée par la justice après avoir poignardé le cadavre de son père. Cet acte de violence peut sembler, à première vue, un geste absurde, un passage dans le réel dépourvu de toute signification. Cependant, il le perçoit comme une réponse légitime à la haine profondément enracinée que Lanski, son père, nourrissait à son égard depuis l’enfance : « U.No est générée, animée, « éduquée » par l’entremise d’une sophistication statistique structurée. Ce dont je suis pleinement conscient. Tandis que Lanski […] était une aberration mathématique, un barbarisme de calcul, un dénombrement surnuméraire. C’est pour cela qu’il est mort deux fois »[8].
Pour Paul, Guzman, son père et U.No sont des machines sans affects, désirs ni inconscient. Pourtant, seul cet usage de conversations réglées avec une IA, qui ne se montre ni capricieuse, ni tyrannique, l’apaise et le maintient en vie.
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[1] Dubois J.-P., L’Origine des larmes, Paris, éditions de l’Olivier, 2024.
[2] Ibid., p. 88.
[3]Ibid., p. 93.
[4] Ibid., p. 95.
[5]Ibid., p. 93-94.
[6]Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573. « Je l’ai laissée à la disposition de ceux qui se risquent à témoigner au mieux de la vérité menteuse. »
[7] Dubois J.-P., L’Origine des larmes, op.cit, p.94.
[8]Ibid., 96.
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Décodeur
Fonctionnement de l’IA, quid du sujet et de l’acte de l’analyste ?
Anne–Élisabeth Labenne
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La finalité d’un algorithme en Intelligence Artificielle est de découvrir une solution non-programmée au préalable, en s’appuyant sur le Big Data qui lui fournit la base de données. Il en existe de nombreux types, dont voici quelques exemples.
Le Machine Learning ou apprentissage automatique : sous-catégorie de l’intelligence artificielle. « Par le biais d’algorithmes capables d’apprendre de manière itérative, [il] permet aux ordinateurs de découvrir des insights cachés sans être programmés pour savoir où les chercher. »1 Autrement dit, ce sont des patterns qui vont permettre la résolution de problèmes de façon intuitive.
Le Deep Learning est une forme de « Machine Learning qui fonctionne à partir de réseaux neuronaux en s’inspirant du cerveau humain2. Ce réseau est composé de dizaines voire de centaines de «?couches?» de neurones, chacune recevant et interprétant les informations de la couche précédente. »3
Enfin, l’IA générative est une intelligence artificielle qui se base sur des modèles sophistiqués de Machine Learning pour créer des contenus originaux de différents types – textes, images, vidéos, audios et/ou codes logiciel – en réponse à la requête d’un utilisateur.
Tous ces processus utilisés pour l’IA sont basés sur la répétition de milliards de données, faisant fi de l’énonciation4 du prompteur : l’interprétation est basée sur la probabilité. Avec l’IA qui doit comprendre une demande explicite et y répondre, exit l’énonciation du sujet, la résonance de lalangue sur le corps, les phrases marquantes5 et exit l’acte ! Ce que Miquel Bassols ponctuait ainsi lors du dernier congrès de l’AMP6 : « la psychanalyse a encore de beaux jours devant elle puisque l’IA ne manie pas la coupure ».
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[1]Intelligence-artificielle.com, Machine Learning – Définition, fonctionnement et secteurs d’application.
[2]Cf. Buillit I., Réseaux de neurones artificiels, Prompt ! #4, Association de la Cause Freudienne – Val-de-Loire-Bretagne.
[3]FUTURA, Deep Learning : qu’est-ce que c’est ?
[4] Cf. Samoïlova O., « Obscurscientisme », Tout le monde est fou, Scilicet, Collection rue Huysmans, Paris, 2023, p. 227.
[5] Titre des prochaines Journées de l’École de la Cause Freudienne. https://journees.causefreudienne.org
[6] Association Mondiale de Psychanalyse, dont le XIVième congrès a eu lieu du 22 au 25 février 2024 sous le titre Tout le monde est fou.
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Les images de cette Newsletter ont été réalisées avec l’IA.
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