Le cartel ou la nécessité d’un manque dans le savoir pour un gain nouveau
par Solenne Daniel
Dès 1964, Lacan institue le cartel au fondement même de son École[1], ce qu’il réaffirmera lors de son Séminaire Dissolution en faisant de cette modalité singulière et inédite de travail l’« organe de base »[2] de l’École.
Décider de travailler en cartel, « c’est, comme le dit Franck Rollier, donner un coup de pied dans une porte pour entrer dans un espace différent de celui qui est agencé par les discours du maître et de l’université »[3]. En effet, le cartel ne se situe pas du côté de l’efficience, mais cherche à éviter l’écueil de tomber dans le discours du maître et celui de l’université. Le cartel tend plutôt à maintenir ouverte la question – c’est ce qui fait son caractère inédit.
Formellement, il s’agit d’un ensemble de cartellisants – qui se choisissent ou qui sont tirés au sort –, réunis par la contingence du désir de travailler sur un point, parfois autour d’un texte, qui a suscité un désir de savoir. Ils sont réunis par une question propre, qui maintient un certain manque dans le savoir. À une époque où internet peut donner l’illusion d’être une bibliothèque au savoir illimité et à portée de clic, le cartel opère à rebours, privilégiant la question. Dans le cartel, il n’y a pas de maître détenant un savoir acquis par avance, ni de disciple passif, mais plutôt un ensemble éphémère où chacun se retrousse les manches, en quête d’un bout de savoir nouveau.
C’est la joyeuse trajectoire du cartel : l’envie et la construction à plusieurs d’une élaboration de savoir propre, un gain de savoir. Le cartel convoque en premier lieu la parole et chacun parle en son nom. Les cartellisants, chacun à leur façon, ont leur trait propredans leur rapport au savoir.
Au commencement, le cartel était opposé aux enseignements qui distillaient leur savoir, comme le dit Jacques-Alain Miller : « [Le] cartel, tel que Lacan l’apporte dans l’Acte de fondation, est une machine de guerre contre le didacticien et sa clique »[4]. J.-A. Miller compare le cartel à un essaim où « chacun doit y être ès qualités ; […] les membres travaillent à partir de leurs insignes et non pas de leur manque-à-être. Il revient au plus-un […] d’obtenir […] que les membres de ce cartel aient statut de S1, ainsi que lui-même […]. [Ce] sont des maîtres, des signifiants-maîtres, qui sont au travail – pas des sujets supposés savoir, ni des savants. La fonction de celui qui se prête au plus-un (pour abréger, le plus-un) est de faire en sorte que chaque membre du cartel ait son trait propre ; c’est […] la condition pour avoir un travail qui produise du savoir »[5].
Cette question, propre à chaque cartellisant, amène donc à d’autres perspectives. Lacan l’a bien compris, puisqu’il y a mis le principe d’une permutation. Se mettre en cartel, c’est donc l’envers du sans-limite : la fin du cartel est inscrite dès son commencement, le nombre de membres est limité, et le plus-un invite à élaborer sans faire le maître, introduisant des points de suspension. Le cartel, maintenu vif grâce à cette question, s’arrête sur une ouverture, c’est-à-dire une scansion.
[1] Cf. Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 235.
[2] Lacan J., « D’écolage », Le Séminaire, Dissolution, in Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 56.
[3] Rollier F., « Le cartel, à l’envers de la ségrégation » conférence donnée à Lausanne, 14 février 2015, disponible sur internet.
[4] Miller J.-A., « Le cartel dans le monde », disponible sur le site de l’École de la Cause freudienne.
[5] Miller J.-A., « Cinq variations sur l’élaboration provoquée », disponible sur le site de l’École de la Cause freudienne. |