Décembre 2041, un bug informatique vide les contenus numériques de la planète. La déconnexion généralisée paralyse les superpuissances. Leurs dirigeants, dont les corps sont augmentés par des implants numériques, décrépissent faute de réinitialisation. C’est le chaos.
Les trois tomes en bandes dessinées de Bug[1], opus futuriste d’Enki Bilal, peignent une humanité désorientée par les usages incontrôlés des nouvelles technologies et interrogent les conséquences qu’il y aurait à confier aux machines notre mémoire, le fonctionnement de nos objets, ainsi que notre corps. Avons-nous marché si nous ne savons pas combien de pas ? Avons-nous souffert si nous ne pouvons dire combien de 1 à 10 ? L’avènement du chiffre à devenir « garantie de l’être », vide le vivant de sa substance et réduit le corps à son pur fonctionnement biologique[2]. L’auteur dessine les adolescents sevrés d’écrans, « dévitalisés »[3].
Si « bug » désigne en français une panne, en anglais c’est aussi un virus. Kameron Obb, le héros, est parasité par une sorte de bio-nano-technologie alien, un « Bug », qui a aspiré toutes les datas. Obb accomplit, malgré lui, la fusion de l’homme et de l’ordinateur ; un homme-data. Ce fantasme de chercheurs en IA tient à ignorer que l’humain s’éprouve vivant du fait d’une rencontre singulière du corps et de la jouissance de lalangue qui le parasite[4], « mystère du corps parlant »[5].
La tâche bleue, signe du parasitage de l’alien qui s’étend sur le visage de Obb, migre sur le visage de la femme dont il tombe amoureux, ainsi que sur celui de sa fille, redonnant place à l’énigme du parlêtre. Dans un monde connecté et transparent, Enki Bilal ferait-il le pari d’une opacité pour ouvrir la voie au désir ?
Le langage, à se voir confié aux machines, transformé en data, perd sa fonction signifiante et sa connexion avec la jouissance. Dans cette traduction sans équivoque, le mouvant du désir disparaît. Or, si le désir peut contrer la pulsion de mort, c’est à condition que le sujet puisse s’en faire responsable[6].